Journal de bord

Ecrire est une chance infinie. Ecrire tue. J’en crève de ne plus arriver à écrire. J’en dégueule une bile silencieuse, j’en chiale des larmes d’air froid. Ces mots qui s’enchaînent naturellement dans mon esprit sans vouloir sortir. A croire que je suis un cocon bien confortable pour ces phrases trop fragiles pour naître, même sur du papier. Le monde est-il si tordu à travers mes yeux ? Ces yeux, pourtant, n’ont rien vu d’horrible. L’horreur n’est pas là. Pas loin, mais pas devant mes yeux.

Je suis enceinte de centaines de mots. Des mots jumeaux, qui s’affrontent pour garder la place, que j’oublie sitôt qu’ils sont nés, sans réussir à les inscrire où que ce soit. Ma mémoire est un fil tordu, un voile déchiré. Mais je les sens, ces mots. Je reste là, je ris, je vis, j’essaye de pardonner ou de parler, je rêve les trois quarts du temps. Je suis une bobo, je suis une hipster, je suis brinquebalante, je suis une gosse pourrie-gâtée, je suis antisociale, je suis trop sociale, je suis hors-sujet. Il m’arrive de rassurer, d’être coincée, je fais la gueule quelques fois. Tout le temps peut-être. Et je hurle à l’intérieur. Je hurle de ces mots que je ne peux ni prononcer ni retranscrire. Censure de l’oubli. Je suis une mère qui a avorté de milliers de phrases.

                J’ai parfois la sensation que peu de choses me touchent désormais. J’essaie d’outrepasser les petites peines, les petits ennuis, les petits coups de gueule. J’essaie de garder mes larmes pour plus tard, pour les choses importantes, pour les choses grandes et graves, celles qui me boufferont les entrailles et le cœur. Au risque de râler un peu plus souvent ou de passer pour une insensible. Tant pis. Je ne suis pas insensible. Mes sentiments se coulent dans ces mots que j’écris d’une plume inexistante. Ils s’alignent, le temps de concocter la bonne mélodie, la bonne recette, qui fait cet alignement si sympathique, puis se volatilisent dès que j’essaie de me les remémorer, dès qu’il se fait sentir, ce petit bond au cœur, qui nous saisit quand on perçoit des mots qui nous touchent. Même pas le temps de se dire que c’est notre petite œuvre du jour, ces quelques mots-là, qu’ils se sont déjà volatilisés on ne sait où.

                Combien de mots coulent dans l’oubli chaque jour ? Combien sont lus et oubliés ? Quelle valeur ont-ils désormais, ces mots brinquebalés dans nos crânes, puis lâchés, murmurés, susurrés, aboyés, crachés ?

~Yulli